- Vous écrivez : « Je me suis astreint à ne jamais écrire de préface, pas plus que d’examen ni de note explicative. Le théâtre a ceci de brutal et de merveilleux : il est un fait. Si vous devez expliquer ce que vous avez cru faire, c’est que vous ne l’avez pas fait. » Je ne vais donc pas vous demander une analyse de l’Alouette…
- Effectivement, je vais simplement vous parler du contexte. Tout est parti d’une autre Jeanne, celle qui a été faite à Hollywood en 1948, avec Ingrid Bergman. Un très beau film d’ailleurs, qui est arrivé à Paris et qu’il a fallu doubler. Or, voilà qu’un beau jour quelqu’un a sonné chez moi, un curé qui me demandait. J’ai vu entrer dans la chambre où je travaillais un grand homme aux cheveux blancs, moitié gentilhomme, moitié grand gamin timide et particulièrement touchant. C’était le Père Doncœur, écrivain et historien, spécialiste renommé de Jeanne d’Arc, connu pour ses recherches sur les deux procès de Jeanne d’Arc, auteur d’un livre remarquable (que je n’avais pas lu encore) sur la Vraie Vie de Jeanne, jour par jour pendant à peu près un an, à partir du moment où elle a entendu ses voix jusqu’à celui où elle a été brûlée. Il avait été le conseiller historique de Victor Fleming pour son film Jeanne d’Arc et il venait me demander de faire le doublage en français en essayant d’écrire des dialogues de meilleure qualité que ceux qu’on a habituellement dans les doublages. J’ai d’abord dit non parce qu’à l’époque j’étais un auteur célèbre et que je n’allais pas me déranger comme ça, pour faire un travail qui n’avait pas grand-chose à voir avec mon métier. C’est là qu’il m’a dit, en replaçant son petit béret sur la tête : « Vous ne pouvez pas faire ça à Jeanne ! » Comme si Jeanne d’Arc avait été sa petite sœur, ou sa fille. Et alors tout à coup, j’ai été inondé de tendresse et j’ai dit : « Ah, dans ce cas, alors, je le fais. »
Par la suite, j’ai annoncé aux messieurs américains de la production, avec leur gros cigare et dans leur grand bureau, ceux qui dirigeaient la Métro ou la Fox, je ne sais plus : « Bon, je vais faire ce doublage, mais vous donnerez quelque chose pour l’œuvre du père Doncœur (il avait fondé en Seine et Oise une Institution pour des enfants, où il n’y avait pas l’eau courante). J’ai fait le travail, cela m’a amusé d’ailleurs, comme une partie de Scrabble, mais en plus long, sans avoir de contrat, rien. Et j’ai appris un peu plus tard qu’ils n’avaient rien donné du tout au père Doncœur. Alors j’ai commencé à agiter le bras séculier, si j’ose dire, et le bon père a fini par toucher un chèque – oh, pas bien important mais qui lui a quand même permis d’installer l’eau dans son institution. Alors il est venu me remercier pour mon intervention et c’est là qu’il m’a dit : « Vous devriez écrire une Jeanne. » J’ai répondu que j’avais déjà écrit Antigone et il a rétorqué : « Oui, justement, Jeanne c’est l’Antigone chrétienne. » J’ai dit que je n’allais pas recommencer, que c’était fait, que ça suffisait, mais lui s’est exclamé : « Ah ! c’est dommage, pour Jeanne… » en remettant son petit béret pour s’en aller. Il aurait pu conquérir la terre entière avec ce petit air triste qu’il prenait ! Alors je l’ai rattrapé dans la rue et je lui ai dit : « Bon, si vous voulez, je vais le faire. »
J’étais à ce moment-là en train d’emménager dans une maison à Montfort. Il y avait encore tous les meubles entassés dehors ou en bas et nous devions passer l’été là pour nous installer, plutôt que d’aller à la mer comme d’habitude. Les déménageurs n’étaient même pas encore partis, j’ai pris une table, je suis monté dans une chambre de bonne, je me suis assis et j’ai commencé à écrire l’Alouette, comme ça : ça fait presque partie des miracles de Jeanne ! Avec juste mes souvenirs de lecture de petit garçon (je connaissais assez bien l’histoire), sans documentation, sans rien. Après, bien sûr, j’ai lu le livre du père Doncœur, ce qui m’a permis de placer toutes les répliques authentiques de Jeanne, car dans l’Alouette, je peux dire qu’il y a une réplique de Jeanne sur trois ou quatre qui est authentique : ce sont des paroles qu’elle a prononcées, qui sont dans les minutes du premier procès ou du procès de réhabilitation. Et tout ça, je l’ai puisé dans le livre du père Doncœur, tout simplement.
- Avez-vous votre thèse sur Jeanne d’Arc ?
- Moi je n’ai jamais de thèse, je ne pense pas. On me le reproche assez… Je ne suis pas un penseur, je suis un pêcheur à la ligne. Parfois je tire une carpe et d’autres fois une vieille chaussure. Là je suis parti à la pêche de Jeanne et de l’histoire de Jeanne, sur le coup de charme du père Doncœur. J’avais aussi le souvenir ému de Michelet écrivant sur Jeanne d’Arc et la présentant un peu comme Antigone, comme la jeune fille qui dit non et tient tête au Pouvoir, à cette énorme chose qu’était l’Église. Ils étaient quand même quatre-vingt-dix autour d’elle, avec leurs grandes robes ! Et en face d’eux une toute petite jeune fille emprisonnée depuis des mois, ce qui doit beaucoup affaiblir, j’imagine, et qui a su répondre ce qu’elle a répondu. Vraiment, on est confondu devant les réponses de Jeanne.
- Ce qui vous touche en général chez vos héroïnes, c’est peut-être moins leur héroïsme que leur tendresse, leur pureté, ou leur révolte…
- Leur révolte vient de ce qu’elles n’acceptent pas la réalité. Jeanne au contraire est très réaliste. Ce qui frappe chez elle c’est cet énorme bon sens, cette intelligence vraie, une intelligence profonde des choses, très étonnante : comment une petite fille illettrée, une petite bergère, a-t-elle pu ainsi avoir accès au seigneur de Vaucouleurs, puis convaincre le roi de devenir son « étendard », comme elle se définissait elle-même ? On dirait une légende pour enfants, et c’est bien là le charme de cette histoire incroyable, que j’ai voulu transcrire dans ma pièce. J’ai voulu l’écrire un peu comme un petit garçon qui raconterait l’histoire de Jeanne d’Arc. C’est pour ça que je termine par le sacre, en disant que c’est une histoire qui finit bien : une belle histoire en effet, qui finit très bien, par l’apothéose de Jeanne.
- Quand on lit l’Alouette, on a l’impression d’une joie d’écriture. Qu’en est-il ?
- C’est le plaisir d’un petit garçon qui joue. J’ai écrit l’Alouette très vite et très facilement, en trois semaines, d’un bout à l’autre, sans m’arrêter. Tout est donné, vous savez. Ça se fait dans la joie. Il ne s’agit pas de transes, d’illumination, mais du bonheur du jeu, le bonheur de celui qui fait une partie de tennis et qui sent que ça va bien, l’allégresse de la bonne pêche. C’est pour ça que je dis que le théâtre, ça ne se médite pas. Ça se fait au fur et à mesure, ça s’invente. On est surpris soi-même des répliques des personnages.
- Est-ce que vous pouvez dire ça de toutes vos pièces ?
- Oui parce que celles que je n’ai pas écrites dans le bonheur, elles ne sont pas finies, je les ai abandonnées. Parfois j’ai du retravailler, couper… ce que je n’aime pas du tout. Ce qui est bon, c’est ce qui est donné. Le travail d’artisan, après, c’est toujours moins bien, même si ça peut faire illusion. Mais j’ai toujours écrit pour mon plaisir, et quelle que soit la pièce. Je peux même vous dire quelque chose d’assez scandaleux. Quand j’ai écrit Becket, j’ai teerminé la pièce un matin (j’écris plutôt le matin), j’ai tué Becket dans la cathédrale, et puis je me suis dit « le robinet est ouvert » et le soir à cinq heures j’ai commencé l’Orchestre, avec ses petites cochonneries. Et c’était le même bonheur d’écrire. Voilà sans doute une marque d’insincérité profonde qui va me condamner… C’est honteux, je l’avoue… On ne devrait jamais révéler sa petite cuisine !
- Est-ce que le bonheur continue pour vous dans la mise en scène ?
- C’est un autre bonheur, accompagné de beaucoup de malheur, parce que ça n’est rien d’écrire une pièce, mais c’est quelque chose de la faire jouer ! De trouver les acteurs, d’arriver à les faire jouer comme il faut, à faire ressortir par des mouvements tout ce qu’une scène a de secret, ça c’est très difficile. Mais c’est quand même très amusant. Et on se rend compte qu’on ne connaît pas sa pièce quand on l’a écrite. Là on est obligé de la relire, d’en parler aux acteurs… Et on connaît vraiment sa pièce à la fin des répétitions. Elle est tout autre chose que ce qu’on croyait, par une force interne qui ne dépend pas de nous. Il y a des pièces que je croyais lumineuses et qui se sont révélées incompréhensibles, par ma faute et par la faute de la mise en scène, sûrement (comme l’Arrestation l’année dernière), il y en a d’autres, Becket par exemple, que j’imaginais ennuyeuses, et qui se sont révélées très vivantes lorsqu’on les a mises en scène. La pièce n’est vraiment achevée que le jour où des gens assistent à sa représentation. C’est pourquoi il n’y a pas de théâtre sans succès, sans spectateurs. On ne sait ce qu’est une pièce que du jour où des gens l’ont vue.
- Comment faites-vous quand deux de vos pièces sont créées la même année, comme en 1976 ? N’avez-vous pas l’impression d’être à la tâche ?
- On me reproche de faire trop de pièces… Il y a un critique anglais qui a même écrit que « le problème dans la vie moderne c’est de ne pas voir une pièce d’Anouilh ». Mais on ne reproche pas au fabricant d’armoires de faire trop d’armoires. Moi quand j’ai une année devant moi je l’emploie à écrire ce que je sais écrire. Je ne sais pas faire autre chose alors je fais une pièce. Puis après je la fais jouer, si on veut bien la jouer, c’est aussi simple que ça. Je ne vois pas pourquoi les affaires littéraires devraient être accompagnées d’une discrétion bizarre… Il faut des spectacles, il faut donner cet objet de première nécessité qu’est une pièce, qui fait oublier la mort, les ennuis. Alors je fabrique des pièces de théâtre, j’en fais une par an, et ça m’amuse. Et si ça n’est pas bon je suis puni : les gens ne viennent pas. Alors je recommence en essayant de faire mieux. C’est très sain tout ça !
Pour écouter l'entretien complet : youtu.be/gGyu8MeOQKo